Noir océan, de Stefán Máni
Gallimard, Série noire, février 2010, 474 pages
Skipid (2006) traduit de l'islandais par Éric Boury
Pour épater vos copains, voici un cocktail totalement inédit. Il s'appelle Noir océan, il a été créé par un jeune Islandais étonnant dont on n'a pas fini d'entendre parler : Stefán Máni.
Ingrédients :
Saeli : Jeune père de famille, énormes dettes de jeu. Seul moyen de rembourser et de mettre sa famille à l'abri : se charger de rapporter de sa future escale au Surinam un paquet de drogue. Sinon
le Démon, terreur de la pègre islandaise s'occupera de sa femme et de son jeune fils.
Jon Karl, dit le Démon : Truand craint pour sa violence et sa brutalité dans tout le pays. Il est la cible d'une autre terreur qui semble pour l'instant avoir le dessus.
Président Jon : Alcoolique, raciste, néo-nazi.
Asi, cuistot, Johann le Géant et Runar le mécano. Convaincus (avec Saeli) par Président Jon que la seule façon de ne pas laisser les « youpins » les mettre au chômage après une dernière traversée
est de se mutiner et de prendre la bateau en otage en plein océan.
Guðmundur Berndsen : Commandant. Il sait que c'est sa dernière traversée et que l'équipage va être licencié. Il a présenté sa démission. Il se demande comment il va ensuite vivre avec sa femme
qui, depuis la perte de leur fille neuf ans auparavant, sombre toujours plus profond dans la déprime et la douleur.
Jónas Bjarni Jónasson : Commandant en second. Il a tué et enterré sa femme qui le trompait quelques heures avant d'embarquer.
Le soutier : Mécano sale, drogué et inquiétant. Il vénère Cthulhu.
Mettez les ingrédients dans un immense shaker. Par exemple le Per se, cargo vieillissant, des milliers de tonnes d'acier en route vers le Surinam pour faire le plein de bauxite.
Secouez vigoureusement grâce à la mère des tempêtes. Chauffez à blanc à la folie des hommes. Puis frappez, en refroidissant violemment. Servez très noir.
Voilà. Oubliez tout ce que vous croyez savoir sur les polars islandais. Oubliez Indridason et son Erlendur bougon, oubliez la lenteur, la déprime douce amère. Avec Stefán Máni on est dans le
registre de la grande claque dans la figure, du coup de poing au plexus.
Après une ouverture chorale qui lui permet de nous présenter les différents protagonistes d'une façon particulièrement habile et maîtrisée, le lecteur se doute bien que la suite va être violente.
Mais on se demande aussi comment il va écrire le Nième huis clos sans tomber dans le déjà-vu.
Et il y arrive.
Grâce à sa maîtrise d'une construction subtile, un montage complexe mais totalement maîtrisé qui mêle les points de vue et les temps de l'action (on retourne souvent en arrière en changeant de
point de vue). Un peu à la façon 21 grammes ou Babel pour ceux qui les ont vus (j'ai bien dit un peu).
Grâce à la maîtrise totale de la violence enfermée dans ce chaudron, une violence qui ne peut que mener au drame, mais qui ne tombe jamais dans le grand guignol ou le voyeurisme.
Et grâce, et c'est là qu'il fait fort, à l'intervention d'une violence venue de l’extérieur. Car l'auteur ne s'interdit rien, et s'arroge le droit de faire intervenir l'extérieur dans un
huis-clos, sans pourtant jamais remettre en question le fait que ce soit, justement, une histoire entre ces 9 personnages et pas un de plus. Je sais, je ne suis pas très clair, mais lisez, vous
verrez que j'ai raison !
Cette violence extérieure, ce sont des hommes, ombres venues augmenter le chaos qui disparaissent immédiatement. Mais c'est surtout la violence de la nature. Et en premier lieu celle de la
tempête que le lecteur ressent dans ses tripes (je vous déconseille de faire un repas trop riche avant d'entamer cette lecture). On tangue, on sent l'odeur de mazout, on entend le fracas des
machines titanesques et le hurlement de la tempête...
Et une fin à la fois prévisible et totalement surprenante.
Bref, un sacré cocktail, à consommer sans modération.
PS : Je ne suis pas certain d'avoir toujours été clair... Je vais achever de vous perdre en citant une phrase des remerciements qui commence de façon très convenue par « L'auteur tient à exprimer
ses remerciements aux personnes suivantes : » gnagnagnagna « Mes amis, ces chers Sartre, Lovercraft et Morrison reçoivent une amicale accolade ». Intrigués ? Alors, il faut le lire.
Cette chronique de lecture est originellement parue le 2 avril dans Actu du noir, blog sur lequel vous pouvez lire d'autres articles de Jean-Marc.